samedi 19 décembre 2015

S’effacer dans la nuit


Linlithgow Palace de Joseph M.W.Turner
Linlithgow Palace de Joseph M.W.Turner

Partis de Fougères à une heure déjà assez avancée de l’après-midi, nous n’avions pas de temps à perdre si nous voulions arriver avant la nuit chez nous. À notre droite, à notre gauche, le vitrage de l’automobile, que nous gardions fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que, même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence. Du plus loin qu’elles nous apercevaient, sur la route où elles se trouvaient courbées, de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous en nous tendant quelques roses fraîches ou nous montraient avec fierté la jeune rose trémière qu’elles avaient élevée et qui déjà les dépassait de la taille. D’autres venaient, appuyées tendrement sur un poirier que leur vieillesse aveugle avait l’illusion d’étayer encore, et le serraient contre leur cœur meurtri où il avait immobilisé et incrusté à jamais l’irradiation chétive et passionnée de ses branches. Bientôt la route tourna et le talus qui la bordait sur la droite s’étant abaissé, le bois de Rumignon et la forêt de Saint-Aubin-du-Cormier appa­rurent, mais sans la ville qui, comprise pourtant dans l’étendue que j’avais sous les yeux, ne se laissait voir ni deviner à cause de l’escarpement. 

Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la forêt et comme perdus en pleine frondaison, montaient vers le ciel les deux clochers du bourg. Bientôt nous en vîmes trois, le château d’eau les avait rejoints. Rapprochés en une triple aiguille monta­gneuse, ils apparaissaient comme, souvent, dans Turner, le monastère ou le manoir qui donne son nom au tableau, mais qui, au milieu de l’immense paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que l’arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui au premier plan trotte sur le chemin entre ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la frondaison, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile, complète, et dans ses détails, une forme invisible l’instant d’avant, le donjon du château apparut. Mais il s’écarta, les clochers s’avancèrent et tous les trois s’alignèrent. Enfin le château d’eau —  clocher retardataire — vint par une volte-face hardie se placer en face d’eux. Maintenant, entre les clochers multipliés, et sur la pente desquels on distinguait la lumière qu’à cette distance on voyait sourire, la ville, obéissant d’en bas à leur élan sans pouvoir y atteindre, développait d’aplomb et par montées verticales la fugue compliquée mais franche de ses toits. 

Nous avions demandé au chauffeur de nous arrêter un instant devant les clochers de la place du Carroir ; mais nous rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand dès le début ils paraissaient si près, nous regardâmes l’heure pour voir combien de minutes nous mettrions encore, quand l’automobile tourna et nous arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l’effort de notre machine qui semblait patiner vainement sur la route toujours à la même distance d’eux, c’est dans les dernières secondes seulement que la vitesse de tout le temps, totalisée, devenait appréciable. Et, géants, surplombant de toute leur hauteur, ils se jetèrent si rudement au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d’arrêter pour ne pas nous heurter contre le bar à côté du porche de l’église.

Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Saint-Aubin-du-Cormier depuis longtemps et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers et le donjon agitaient encore, en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres puissent nous apercevoir un instant encore : bientôt nous n’en vîmes plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois dans la lumière comme deux pivots d’or et disparurent à nos yeux. Bien souvent depuis passant au soleil couché dans la vallée du Couesnon, nous les avons revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au-dessus de la ligne basse des champs ; parfois d’un peu plus près et déjà rattrapés par le donjon fendu en deux du château, semblables aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloignions nous les voyions timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée, et s’effacer dans la nuit.

C. pcc Marcel Proust.