jeudi 25 février 2016

Longues anguilles entortillées

À la fin de l’automne 2015, l’étang de Saint-Aubin-du-Cormier fut vidé de ses eaux, comme il l’est tous les deux ans – je n’ai d’ailleurs jamais compris l’utilité réelle de cette opération biennale. Ses poissons, pêchés, furent alors concentrés après avoir été comptés dans un bassin latéral, en attendant la remise en eau. Celle-ci fut plus laborieuse que prévu, un problème de vanne puis de faibles pluies en furent la cause. Fin janvier 2016, il est à nouveau vivant, peuplé de poissons, de grèbes huppés, de foulques, de poules d’eaux, de quelques cormorans et parfois apparaît un héron cendré dans la brume de l’aube. Les canards forcément bavards en répondant aux pleurs des mouettes, égayent les pas du promeneur. En février, de rares pêcheurs timides et silencieux, perdus dans leurs pensées ondines, viennent prélever quelques poissons, avec respect, il me semble.

Lors des mornes eaux forcées, dans la vase, près de la vanne défectueuse de longues anguilles se tortillaient – agonisaient-elles ? Je l’ignore.

Et me souvenir alors du long périple qui les amenèrent ici.





Il est une mer sans rivages, une vaste étendue herbeuses à l’Est de l’archipel des Bermudes et de son triangle à la redoutable renommée. Ces herbes seraient des algues nommées sargasses, dérivé du sargaço - le varech en portugais ; comme les bras monstrueux de pieuvres qui enserreraient le navigateur intrépide. Cette mer des Sargasses inspira de nombreux conteurs dont Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers. Le fameux périple du Nautilus est emprunté depuis des temps immémoriaux par les anguilles européennes et américaines pour pondre leurs œufs dans les profondeurs tièdes et obscures de ses flots et, la descendance assurée, y abandonner leur peau. Une migration ultime, à contre courant, vers les origines et sa délivrance.

Les larves vivront dans cet environnement un ou deux ans, puis en remontant à la surface de l’océan, elle se laisseront guider par le Gulf stream pour atteindre diverses côtes dont les bretonnes. Elles quitteront alors leurs habits de larves pour se transformer civelles pendant l’année que durera cette première migration. Ce périple dangereux et éprouvant en s’abandonnant parfois, le long du courant marin, à l’appétit de poissons et tortues voraces. Mais c’est une fois arrivées à l’abord de nos côtes que les audacieuses civelles sont menacées par leurs pires prédateurs : nous, les hommes. Jadis, jusqu’au début du XXe siècle, une fricassée de civelles était considérée comme le plat du pauvre, tant elles étaient abondantes, aujourd’hui – abondance devenant pénurie, elles font le régal des Savator Dali – euh... Avida Dollars – de notre époque, leur cours et marché étant très élevés pour satisfaire les palais devenus – par rareté et snobisme – délicats à leur endroit.

Celles qui subsistent sont encore plus intrépides et ne vont pas hésiter à franchir murs, barrages, à serpenter sur des surfaces vaseuses, glaiseuses, à remonter des torrents bondissants, pour atteindre quelque étang tranquille ou mare isolée et s’y prélasser comme toutes anguilles qu’elles sont devenues savent le faire. Essayez, par exemple, de courir devant le flot montant en baie du Mont-Saint-Michel, de ne pas vous faire piéger par des sables mouvants, d’y trouver l’embouchure du Couesnon, vous savez cette rivière qui « en sa folie a mis le Mont en Normandie », de le remonter à contre-courant jusqu’au moulin de Saint-Jean-sur-Couesnon, un peu plus loin, bifurquer à droite pour emprunter le Pissot, ruisseau qui dévale de l’étang de Saint-Aubin-du-Cormier jusqu’à Saint-Jean. Et, ultime obstacle : franchir cette vanne qui n’est aujourd’hui plus défectueuse. Un défi que les amateurs de sport extrême ne sauraient relever.

En voyant ces longues anguilles entortillées, je n’étais pas trop inquiet, je savais que l’appel de la mer des Sargasses serait plus fort que celui de la faucheuse. Que la force de vie les amèneraient à migrer encore, une dernière fois. Quitte à se perdre en voyage... Mais celui-ci n’est-il pas un résumé : celui qui n’abandonne pas et vit, au risque de s’y perdre.